Document : 1772-11-17
Références / localisation du document
BM Bordeaux, MS 1480, f°219-223 // f° 120-122 // Ernest Martin, Les Exilés Acadiens en France au XVIIIe siècle et leur établissement en Poitou, Paris, Hachette, 1936 (rééd. en fac-similé, Brissaud, Poitiers, 1979). pp. 274-5
Date(s)
1772-11-17
Auteur ou organisme producteur
Guillot
Destinataire
Lemoyne
Résumé et contenu
Guillot à Lemoyne. Opinions de Guillot sur les Acadiens. Retranscrit dans Martin. Quelques indications qu'ils étaient différents (tabac, familles, etc...)
Opinions de Guillot sur les Acadiens, réservées à Lemoyne seul. Evocation d'une "nation comblée d'éloges, tant en France qu'en Canada, éloges qui supposent un mérite réel, mérite qui les a fait rechercher par les Anglais dans le Canada et leur attire tous les ans, et même aujourd'hui encore, de nouvelles sollicitations de leur part, capables d'ébranler des sujets qui seraient moins fidèles. ".
Les Acadiens ne soutiennent pas la comparaison avec les cultivateurs français. Moins assidus et persévérants ; impécunieux ; ne savent pas mettre en valeur les terres peu riches (il faudrait mettre à leur tête un "cultivateur français", au moins au début).
Mais il faut prendre en compte leur origine. Peuple sorti d'une terre de bénédiction. Description mythique de l'Acadie par Guillot (gras pâturages, bois, bestiaux ; fourrure ; chasse ; pêche). Pureté de leur c?ur car pas besoin d'amasser ; pas besoin de travailler dur ni de connaissances particulières pour cultiver [sous entendu, tout poussait ; ignorance des techniques d'assèchement des marais acadiens], se contentaient de peu. Pas de problèmes pour doter les enfants de riches terres ; soirées les uns chez les autres autour d'une pipe. Il ne faut donc pas les condamner s'ils n'ont pas pris l'habitude de travailler dur.
M?urs irréprochables. Leur fidélité est louable, mais elle est cause de leur pauvreté. On ne peut leur reprocher d'avoir apporté des m?urs et des habitudes qu'ils tirent de leur éducation. Elevés au Canada, ils ne sont pas nés en France. Difficulté qu'ont les hommes (en général) à se réformer quand il n'y a pas nécessité.
Leur inaction en France résulte de l'incertitude dans laquelle on les entretient : "ils sont plus à plaindre qu'à blâmer". Il faut les façonner de manière paternelle. "Si on veut leur rendre justice, qu'on les regarde comme des Acadiens qui commencent à naître en France. Ce sont de grands enfants qu'il faut instruire et dresser aux usages"
Acadiens = innocents : "ils [les Acadiens] seraient infiniment meilleurs si la contagion de nos m?urs n'avait pas répandu quelques nuages sur l'innocence de celles qu'ils avaient apportées du Canada."
Demande à Lemoyne de garder ses idées pour lui seul. Espère le voir bientôt. A communiqué aux Acadiens des extraits de ses lettres. Les Acadiens ont bien compris. Leur lettre à SV n'était que demande de renseignement, pas menace. Guillot va envoyer des Acadiens le plus tôt possible.
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Lettre de Guillot retranscrite dans Martin. Copie d'une lettre de M. Guillot à M. Lemoyne le 17 novembre 1772
[J'ai reçu, M., les lettres que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire les 22 octobre et 19 de ce mois]. Je crois que vous avez bien vu les Acadiens. J'en ai la même opinion que vous. Mais regardant ma façon de penser sur leur compte comme une opinion, craignant de juger les hommes, avant de les avoir approfondies par des expériences suivies, j'ai mis mon opinion au rang des soupçons qui ont des vraisemblances, mais que je ne puis et ne dois manifester qu'à vous seul, qui voulez bien aujourd'hui leur servir de père, dans la crainte de faire tort et de me tromper sur le compte d'une nation comblée d'éloges, tant en France qu'en Canada, éloges qui supposent un mérite réel, mérite qui les a fait rechercher par les Anglais dans le Canada et leur attire tous les ans, et même aujourd'hui encore, de nouvelles sollicitations de leur part, capables d'ébranler des sujets qui seraient moins fidèles.
Cependant, monsieur, puisque vous voulez que je m'ouvre tout entier à vous sur leur chapitre, je crois qu'il ne faudrait pas les juger par comparaison avec nos cultivateurs de France, ce point de vue leur serait trop défavorable. Peut-être seraient-ils aussi capables qu'eux d'un coup de main, vif et prompt, mais je ne puis croire qu'ils missent autant de constance, d'assiduité et d'efforts multipliés que nos vaillants cultivateurs. Je crois qu'ils ne sont point accoutumés à la même frugalité pour la nourriture, ni à la même épargne pour le vêtement, que les paysans de nos campagnes. Je présume aussi qu'ils ignorent ou qu'ils ne savent que très imparfaitement les différentes façons qu'on donne à la terre, en France, pour forcer sa stérilité et la faire produire malgré son ingratitude, et, si on les établissait dans les landes, dont la majeure partie ne doit fournir que des terres médiocres, avec quelques bonnes veines et plusieurs de mauvaises, il faudrait nécessairement mettre à leur tête un cultivateur français qui eût assez de talents pour diriger leur culture, pour gagner leur confiance et soutenir leur courage, au moins pendant les trois ou quatre premières années, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'ils fussent en état de recueillir les premiers et seconds fruits de leurs travaux et de ses lumières ; l'expérience des premières années les guiderait par la suite.
Mais monsieur, cette première idée des Acadiens, quelque fondée qu'elle nous paraisse à vous et à moi, ne suffit pas pour les apprécier et pour leur rendre justice. Il faut encore les considérer comme un peuple sorti d'une terre de bénédiction, comme des propriétaires qui avaient chacun une, deux, trois ou quatre lieues de terrain fertile. Leurs possessions étaient couvertes de bois, de gras pâturages et de bestiaux. Un travail modéré, peu de labours et d'engrais leur donnaient d'abondantes récoltes. La dépouille des animaux, façonnée par leur industrie, leur fournissait des vêtements. Le lin croissait plus abondamment sur leurs terres que sur les nôtres. La chasse, la pêche, les produits de leurs troupeaux, mettaient autant d'agrément dans leur vie que d'abondance et de variété sur leur table. Contents d'une honnête subsistance, qui remplissait tous leurs besoins, ils ne pensaient point à amasser. La soif de l'or n'avait point corrompu leur c?ur : ils ne fermaient point leur porte ; le zèle et la bonne conduite des missionnaires les entretenaient dans l'esprit de modération, de justice et de désintéressement. Rien n'excitait leur émulation, rien n'exigeait un travail forcé. L'agriculture ne demandait point une industrie particulière et des connaissances profondes. Ils n'avaient garde de faire des recherches, inutiles dans leur position, quoique nécessaire à ceux qui sont placés dans un sol moins fertile. Leur agriculture était donc naissante, mais la fécondité de leur sol les dispensait de la perfectionner.
Quant il s'agissait de marier leurs enfants, ils bâtissaient des cases à une moyenne distance. Ils y portaient des provisions, ils y conduisaient des bestiaux. Ils cédaient à leurs enfants une partie de leurs immenses domaines, et les envoyaient ainsi à leurs ménage. Ils passaient leurs soirées les uns chez les autres. Quelques pipes de tabac faisaient leur délassement et leurs délices. On ne pouvait pas leur faire un crime de ne pas embrasser plus de travaux que ceux qui leur étaient nécessaires : ils n'en ont point contracté l'habitude.
Leurs m?urs étaient irréprochables. Leur éducation et leur vie, quoique molles en comparaison de celles de nos paysans, n'étaient point vicieuses. Elles étaient analogues à leur position. Leur fidélité à la France les a sevrés d'une aisance qu'ils ne retrouveront plus. Elle fait leur éloge, mais elle est cause de leur misère. Pourrait-on leur faire un crime d'avoir apporté en France les m?urs et les habitudes qui sont en suite de leur éducation ?
S'ils ne sont pas aussi laborieux, aussi constants et aussi infatigables dans le travail que ceux qui ont été forcés d'en contracter l'habitude dès leur naissance, c'est qu'ils ont été élevés au Canada et qu'ils ne sont pas nés en France. Les hommes ne se réforment pas dans un jour ; ils ne changent point d'habitudes et de principes quand ils n'ont rien à se reprocher et surtout quand ils n'ont point eu l'occasion d'en sentir la nécessité.
Depuis qu'ils sont en France, on les a entretenus tous les ans dans l'espoir d'un établissement avantageux. On les a dégoûtés, ou ils n'ont osé prendre des fermes dans la crainte de contracter des engagements qui auraient été un obstacle à leur émigration. Ils ont manqué, dans cette espérance trop souvent renouvelée et trop longtemps différée, l'occasion de s'habituer au travail et d'apprendre l'agriculture nécessaire à nos terres. Leur inaction en France est une suite de leur position : ils sont plus à plaindre qu'à blâmer. La France doit compatir à leur situation, récompenser leur fidélité et les façonner par des moyens paternels à l'habitude du travail qu'ils n'ont pas été, jusqu'à présent, à portée de contracter.
Si on veut leur rendre justice, qu'on les regarde comme des Acadiens qui commencent à naître en France. Ce sont de grands enfants qu'il faut instruire et dresser aux usages, c'est à dire à l'état laborieux qu'on leur destine et qui est la seule ressource qu'on puisse leur offrir.
Je ne sais, monsieur, si je me trompe, mais ces idées me paraissent bien naturelles. Elles ne sont pas sans exceptions, tant à leur avantage qu'à leur désavantage, mais ils [les Acadiens] seraient infiniment meilleurs si la contagion de nos m?urs n'avait pas répandu quelques nuages sur l'innocence de celles qu'ils avaient apportées du Canada.
Mes idées, monsieur sont pour vous seul. Si vous les jugez admissibles, j'en serai charmé ; mais je désire beaucoup vous voir incessamment dans le cas de les vérifier. Cela me procurerait un double plaisir, [à moi : pas dans le texte, mais le sens y est] et à ma famille.
J'ai communiqué aux Acadiens vos dernières lettres par extraits. Il me paraît qu'ils y ont fait la plus grand attention. C'est la première lueur de vérité propre à les détromper du passé et à les éclairer sur leur position présente. J'espère qu'elles feront du fruit, et qu'on tirera parti d'eux, pourvu toutefois qu'on ait la bonté de les éduquer dans l'établissement projeté, avec la même patience, la même persévérance et les mêmes complaisances qu'on éduque les enfants.
[fin de la transcription de Martin ici].
Quant aux demandes, M., que j'ai eu l'honneur de vous faire de leur part relativement au projet de M. de S.V., c'étaient seulement quelques lumières plus étendues, qu'ils demandaient, non conditionnées (?) et encore moins des menaces qu'ils aient entrepris de faire, et vos réponses, Monsieur, sur cet objet sont plus que suffisantes pour dissiper leurs doutes. J'aurai l'honneur de vous écrire le premier courrier pour vous faire part des derniers arrangements que j'aurai pris à ce sujet, les députés pour Tulle devant partir au plus tard samedi 20.
J'ai l'honneur, etc?
Guillot.
Notes
Les parties entre crochets sont les parties non reproduites dans Martin ou ayant fait l'objet de modifications. A noter que la transcription de Martin est complète.
Reproduit dans Martin, 1936 : 274-75.
réponse à la lettre de Lemoyne du 1772-11-09
Mots-clés
// nation : acadiens
// DAN
// perception : vision des Acadiens ; impécunieux ;
// perception des paysans français
// rectitude politique
// paternalisme
// culture : impécunieux
// SM
// Saint-Victour
Numéro de document
000160