Document : 1773-04-26

Références / localisation du document

BM Bordeaux, MS 1480, f°312-318// f° 167-70

Date(s)

1773-04-26

Auteur ou organisme producteur

Lemoyne

Destinataire

Pierre de la Rue, Abbé de L'Isle-Dieu [Isle Dieu], vicaire général de l'évêque de Québec

Résumé et contenu

Lemoyne à L'Isle-Dieu. Représentation des Acadiens par le C.G. (fainéantise, contraception, etc...). Demande à l'Ile-Dieu d'intervenir pour faire avancer les choses.

Lamentations sur un "peuple" dans la crainte d'un abandon. de Boynes et Bertin font leur possible, mais le C.G. ne met pas autant d'ardeur, probablement parce qu'il est "prévenu contre ce peuple" (il est mal conseillé).
Refus des Acadiens à céder aux Anglais est lié à leur amour du Roi et de la patrie et peur que leurs enfants perdent l'habitude de vivre suivant leur origine et leur religion. Le C.G. aurait protégé les Acadiens si on lui avait montré cela.
On a mal vu les Acadiens. Présentation des Acadiens comme fainéants au C.G. : preuve : ils n'ont rien fait de leur solde depuis x années. Mais Lemoyne juge que 6 s. / j. / p. ne permet pas de mettre de côté ; même des familles nobles (Antremont) doivent travailler. Si on avait présenté cela au C.G., et qu'on lui avait dit que les Acadiens n'ont pas compté quand ils secouraient les armées du Roi en Acadie. En plus problèmes de chômage : "les lieux où ces familles ont été déposées ne pouvant qu'à peine fournir du travail aux gens du lieu même et aux anciens habitués, elles n'ont pu profiter que des accidents et qu'elles l'ont fait en se présentant à tout, et ne se refusant à rien".
Réclamations des Acadiens de se rendre utiles, mais on les retient dans une inaction forcée car elles ne savent pas quoi faire et quand elles peuvent être libres.
Allusion à des insinuations selon lesquelles les Acadiens utiliseraient des méthodes contraceptives. Lemoyne démontre que c'est faux par le nombre d'enfants élevé, bien que les parents ne touchent plus que 3s. par enfant, somme bien insuffisante selon L.
"M. le C. G. ne peut vouloir que l'Etat abandonne ce peuple" avant d'être établi. Si le C.G. savait cela, il n'hésiterait plus à accorder 6 ans en 3. Il y va de la bonté du c?ur du Roi, mais aussi de l'honneur du royaume et des ministres. Moyens proposés par L. sont simples : juste 6 ans de solde. Est-il possible que le C.G. soit instruit et s'y refuse. Succès est démontré.
Lemoyne demande à l'Isle Dieu de faire l'intermédiaire (plus de poids que lui même) et qu'il obtienne pour L. un rendez-vous avec un conseiller du C.G. L'affaire est majeure.

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M. l'abbé de l'Isle-Dieu, sup. des missions étrangères à Paris. Du 26 avril 1773.

M.,

Je vais entrer dans les détails que vous m'avez demandés sur quelques points qui intéressent un peuple toujours flaté d'espérances et toujours dans la crainte d'un abandon total. Il a perdu le peu que vous lui aviez donné, un protecteur puissant par le zèle que le caractère dont il était revetu, autorisait. Vous pouvez, M., réparer bien amplement la perte qu'il a fait ; vous pouvez parler à bien des titres, moi je ne puis que désirer et je vais me taire si l'on m'ouvre la bouche.
Je ne puis douter de la volonté complète de M. de Boynes et de M. Bertin [agriculture] à mettre tout en usage pour l'exécution du projet que vous connaissez. Ils ont pû s'en occuper ; ils le connaissent ; ils en sentent l'utilité ; ils le jugent capable de remplir avec toute l'économie la plus recherchée, les vues du Roi sur un peuple qui mérite ses bontés à tant de titres.
M. le contrôleur général ne parait pas avoir pris la même affection que ces ministres pour l'execution de ce projet. Le peu de chaleur qu'il montre à se prêter aux moyens qui seuls peuvent terminer les sollicitudes du gouvernement sur les Acadiens me persuade qu'il est prévenu défavorablement contre ce peuple. S'intéressant à l'humanité par l'honnêté de ses moeurs et l'Etat par son amour pour son prince, contre un peuple si respectable par les motifs qui l'ont déterminé à sacrifier à leur sentiments des biens réels [qui assuraient à leur famille non pas simplement l'aisance mais des richesses, barré]
Les ministres ne peuvent voir que par ceux qui les approchent. Tous les hommes sont sujets à l'erreur. Si malheureusement les hommes chargés de leur faire le rapport des choses qu'ils leur donnent à examiner se trompent, l'erreur prononce leur décision.
Certainement, M. le contrôleur général ignore que les Acadiens certains de conserver leur coeur au Roi et à la patrie, n'ont été mûs à résister aux attraits que le gouvernement d'Angleterre leur montrait pour se les attacher que par la considération de leur postérité. Ils ont vu que leurs enfants perdraient insensiblement et malgré tous leurs soins les sentiments dont ils voulaient le pénétrer pour leur Roi, leur religion et leur patrie ; et que leurs petits enfants par suite de préjugés pris dans l'habitude de vivre sous ce gouvernement et avec des hommes de toute religion, seraient entraînés et viendraient nécessairement à hair et leur origine, et leur religion. C'est ce motif que je dis les rendre respectables. Le contrôleur général ne serait-il pas le plus zélé des protecteurs des Acadiens, si on lui eut démontré qu'ils ont tout sacrifé à ce sentiment.
Je crains plus, M; je crains que faute d'examen on n'ait mal vu ce peuple et qu'on ne le lui ait fait juger par sa misère actuelle. J'ai lieu de croire qu'on le lui a représenté comme fainéant, et qu'on lui en a donné pour preuve le peu d'utilité qu'il a tiré du secours que le Roi lui accorde depuis 1758. Qu'appelé, invité, pressé, il est venu se jeter dans les bras de sa patrie : son existance, quelle que misérable qu'il [sic] soit, est la preuve du contraire. Comment avec 6 s. par tête pour chaque individu de 10 ans et au dessus et les enfants en nourrice jusqu'à deux ans et 3 s. pour les enfants de deux ans à dix ans les Acadiens aurait-ils pourvu à la nourriture de leur famille, à leurs vêtements, aux logements et aux dépenses extraordinaires que nécessitent les maladies, s'ils n'avaient travaillé autant qu'il était en leur pouvoir ; je parle même des familles nées riches, non accoutumées au travail, des gens de qualité (les d'Antremont), forcés de se livrer aux travaux les plus abjects pour pourvoir à leurs besoins, après avoir consommé le peu qu'ils avaient pû sauver de leur fortune. N'eussent-on pas dû dire ces choses à M. le C. G. et lui ajouter que jamais ils n'ont compté avec le Roi des secours qu'ils ont fourni avec le plus grand zèle à ses troupes, pendant que la guerre s'est faite dans leur pays et qu'il n'est pas une famille qui n'y eut contribué de tout son pouvoir et de sa volonté et plus abondamment qui si on les eut exigé. On eut du lui montrer encore que les lieux où ces familles ont été déposées ne pouvant qu'à peine fournir du travail aux gens du lieu même et aux anciens habitués, elles n'ont pu profiter que des accidents et qu'elles l'ont fait en se présentant à tout, et ne se refusant à rien.
On n'eut pas dû encore laisser ignorer que ces familles n'ont cessé de faire des instances pour qu'on leur procure des moyens de travailler, pénétrées qu'elles ont toujours été et qu'elles sont de se voir à charge et inutiles à l'Etat par l'inaction forcée dans laquelle on les a retenu et on les retient, qu'elles n'ont pû se regarder comme libres, parce que le gouvernement par ses projets pour elles, dont il a voulu qu'elles fussent instruites pour qu'elles se tinssent disposées à les exécuter, les a forcé pour ainsi dire à éloigner tout ce qui aurait pû leur être de quelque utilité et à se confier sans réserve aux espérances qu'il lui donnait. Voilà, M., une des vraies causes des misères actuelles.
Je sens encore, M., qu'on a donné à ce ministre une bien fausse idée des moeurs de ce peuple, et qu'il lui a été dit sans doute que son dérangement s'était opposé à la procréation, ce ministre l'a crû. [allusion probable à des méthodes contraceptives employées par les Acadiens ?]
Il était simple de consulter les rôles. Si on l'eut fait, on eut eu la preuve de tout le contraire. On eut vu que sur 2 370 individus qui y sont portés, il existe 1 215 enfants procréés depuis 1758 pour le plus grand nombre des quels les père et mère n'ont touchés de secours du Roi que 3s. somme bien insuffisante aux charges dont leurs besoins les ont accablé.
Cette procréation prouve-t-elle des gens qui se sont soustraits aux devoirs du mariage et des paresseux ? Non, M., d'après ces connaissances M. le C. G. ne peut vouloir que l'Etat abandonne ce peuple et qu'il soit privé des secours que les sacrifices imaginables qu'il a fait à son attachement pour son Roi, sa patrie, et sa religion, sans avant lui assurer des moyens de subsister et faire subsister ces familles du travail de ses mains.
Je suis persuadé, M., que le C.G., instruit, s'empresserait à terminer sur les propositions de fixer à six ans à compter du 1er janvier 1774 la durée des secours que des sujets si méritants ont droit d'espérer. Leur garant le plus sûr est certainement la bonté du coeur du Roi, mais il en est d'autres bien puissants : l'honneur du royaume et des ministres. Quel attachement ce peuple n'a t-il pas démontré ? Que demande-t-il en compensation des sacrifices, que sa fidélité à ses devoirs lui ont fait faire ; les moyens de gagner son pain à la sueur de son corps et d'élever ses enfants avec tous les soins que peuvent leur transmettre les sentiments qui les anime.
Les moyens que j'ai proposé sont simples, les grâces du Roi peuvent se répartir à raison des talents des individus et des moyens que l'Etat peut fournir.

Pour soulager l'Etat de cette dépense indispensable jusqu'à ce que les moyens qui peuvent y suppléer soient mis entre les mains des Acadiens, il n'est besoin que de l'assurance des fonds qui y sont nécessaires pour six ans, et de les accorder en trois années. L'emploi proposé de ce fonds assure à ce peuple les moyens de subsister de son travail, de décharger absolument l'Etat de tout ce qu'il lui doit et de toutes sollicitudes, et assure à son revenu les augmentations qu'on peut espérer du travail de l'industrie de 2 370 individus. Voilà mes propositions, son exécution est démontrée certaine. Est-il possible que M. le C.G. instruit, s'y refuse et même ne veuille en être le protecteur.

La vénération qu'on ne peut vous refuser, M. et votre caractère, donnent un poids à vos paroles que les miennes ne peuvent avoir. J'offre ce que je puis, que M. le C.G. me mette à même de discuter la matière avec quelqu'un qui ait sa confiance. J'entrerai avec lui dans les plus grands détails. Je ne lui laisserai rien ignorer. Je le mettrai à même de rendre les comptes les plus exacts et d'instruire ce ministre avec la plus grande vérité. Je ne vois que ce moyen, d'après ce que vous pouvez personnellement, pour décider définitivement une affaire qu'il n'est pas possible de ne pas regarder comme majeure lorsqu'on la connait à fond.

Je suis etc....


Lemoyne

Notes

l'origine de la perception négative des Acadiens remonte peut-être à Choiseul : cf. sa lettre à propos des Acadiens à Saint-Malo adonnés à toutes les débauches et à la contrebande (1767-10-11c)

Mots-clés

// rumeurs contre les Acadiens
// procréation / contraception
// recensement FE France : 2,370
// perception
// signification des six sous : Lemoyne juge que 6 s. / j. / p. ne permet pas de mettre de côté
// chômage

Numéro de document

000208